Être libre, est-ce obéir à la loi ?

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A) La dialectique du maître et de l’esclave

Le problème de la liberté devient plus complexe encore quand on l’envisage dans son rapport à autrui, c’est-à-dire dans son rapport à la liberté d’autrui. Pour illustrer ce problème, Friedrich Hegel (1770-1831) expose dans la Phénoménologie de l’Esprit ce qu’on appellera par la suite « la dialectique du maître et de l’esclave » : deux hommes se rencontrent et se lancent dans ce qu’on peut considérer comme une lutte à mort pour la reconnaissance de sa liberté par l’autre. Le premier finit par prendre peur et accepte de renoncer à sa liberté pour préserver sa vie, il devient donc l’esclave. Le second au contraire est prêt à sacrifier sa vie pour la reconnaissance de sa liberté, il devient donc le maître. L’esclave n’est donc pas libre, et le maître l’est.

Mais le rapport de servitude va en quelque sorte s’inverser. En effet, l’esclave, en travaillant et en transformant le monde par son travail, acquiert une forme d’autonomie face à la nature, alors que le maître devenu complètement dépendant du travail de son esclave, n’a plus qu’une liberté négative. De plus, sa liberté n’est reconnue que par un être qui est lui-même non libre, elle n’est donc pas une véritable reconnaissance.

B) Le problème de la liberté politique

Si nous avons vu que la loi ne peut pas être considérée comme une contrainte mais comme une obligation, elle semble néanmoins limiter la liberté de l’être humain. Pourquoi alors les êtres humains ont-ils accepté de se soumettre aux lois ? Pour répondre à cette question, de nombreux philosophes, dits contractualistes, ont inventé la fiction de l’état de nature pour essayer de penser l’homme avant la société, afin de comprendre ce qui avait pu le pousser à rentrer dans l’état civil.

a) L’état de nature selon Hobbes

Pour Thomas Hobbes (1588-1679), l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (Léviathan) où les hommes, soumis à leurs passions, sont en compétition permanente les uns avec les autres. Ils sont donc, d’une certaine manière, libres, mais cette liberté est en permanence menacée par autrui : ainsi, comme aucun homme n’a une force suffisamment supérieure aux autres pour lui garantir que sa liberté ne sera pas menacée par plus fort que lui, il est raisonnable à l’état de nature de prendre les devants et d’attaquer le premier, de réduire les autres en esclavage par la violence ou par la ruse. Il est donc raisonnable de priver les autres de liberté avant qu’ils ne vous privent de la vôtre, mais cela est nécessairement temporaire et fragile.

La liberté de l’état de nature est donc une liberté qui paraît absolue, mais qui n’est qu’une liberté en puissance, que le passage à l’état civil et à la loi va permettre de garantir et donc de rendre effective.

Repères

En puissance/en acte

Est en puissance ce qui est présent comme potentialité, mais qui n’est pas encore réalisé.

Est en acte ce qui est achevé, présent, réalisé.

Ainsi, tout être humain est en puissance un être parlant, mais cette potentialité ne sera actualisée que par l’apprentissage de la langue.

b) La liberté civile selon Rousseau

La question de savoir à quelle condition la loi permet véritablement la liberté de l’homme est l’objet de l’ouvrage Du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Rousseau part du constat suivant : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » À quelle condition alors le passage à l’état civil permet la liberté de l’homme ? Dans quel cas la soumission à la loi n’est-elle pas une servitude mais une libération ?

Rousseau explique que l’homme, avant l’état civil, voyait sa liberté naturelle limitée par ses propres forces, en vertu de ce qu’on pourrait appeler « la loi du plus fort » : « Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. » Ainsi, la liberté civile est une liberté plus « sûre », car elle est garantie par la loi. Et tant que les hommes ne sont pas forcés à adhérer au pacte social, la soumission à la loi n’est pas une servitude, car « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». C’est ce qu’on appelle l’autonomie.

Définitions

Indépendance : est indépendant celui qui peut tout faire sans se soucier des autres, dans une absence totale de contrainte ou d’obligation. Cela n’est possible que dans deux cas :

soit il vit absolument et totalement isolé, mais nous pouvons nous demander si l’être humain n’est pas naturellement fait pour vivre en société (voir par exemple l’idée d’Aristote dans La Politique que « l’homme est par nature un animal politique ») ;

soit il exerce sur les autres une domination absolue et totale, mais nous avons vu avec la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave que cette indépendance est à terme une illusion, puisque le maître devient dépendant du travail de l’esclave.

L’indépendance est à distinguer de l’autonomie qui est la capacité à se donner à soi-même ses propres lois ou au moins à adhérer librement à une loi comme si elle émanait de soi.

Encore faut-il, pour Rousseau, que la loi soit l’expression de la volonté générale. Pour préserver sa liberté dans l’état civil, chaque individu doit paradoxalement renoncer à tous ses droits naturels, et ce pour deux raisons :

si certains hommes conservaient des droits naturels, ceux-ci seraient nécessairement sources de conflits ;

la soumission totale à la volonté générale permet de ne pas être lésé, puisqu’on ne se soumet à personne en particulier, et que, tous faisant de même, on gagne autant que l’on perd.

La soumission à la loi nous rend donc libre à condition que celle-ci soit l’expression de la volonté générale. Ce qui amène à une affirmation paradoxale : si quelqu’un refuse d’obéir à la loi comme expression de la volonté générale, il faut qu’il soit contraint à le faire par le corps social, c’est-à-dire, selon Rousseau, « qu’on le forcera à être libre ».

c) La liberté comme autonomie selon Kant

Cette idée de liberté comme autonomie se retrouve dans le concept de loi morale chez Emmanuel Kant (1724-1804), dans la Critique de la raison pratique : je suis libre, donc je suis non seulement responsable de mes actes, mais c’est ma liberté qui me permet d’agir moralement, car c’est parce que je suis libre que je peux me donner à moi-même une loi et ensuite la suivre librement. Ma raison me permet en effet de me donner une loi qui doit pouvoir valoir universellement : ma liberté morale ne consiste donc pas à faire ce que je veux, mais à obéir à la loi morale que je me suis fixée. Il s’agit donc d’une autonomie morale, parce que cette loi ne vient pas de l’extérieur (je n’agis pas moralement parce que par exemple Dieu ou mes parents m’ont prescrit que je devais agir ainsi).