La rationalité est-elle dépassée ?

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En bref : du latin ratio, « raison », « calcul », la rationalité désigne un mode de penser et d’agir fondé sur la raison. Si la tradition y voyait une caractéristique commune à Dieu et à l’être humain, cette assurance est désormais ébranlée.

I - La fin d’un règne

  • En montrant que « sous chaque pensée gît un affect », la pensée de Nietzsche, prolongée par la psychanalyse, remet en scène la puissance et les profondeurs de la vie instinctive. Comme le dit Freud, les découvertes de Darwin ont brutalement rappelé à l’homme « sa descendance du règne animal » : loin d’agir comme l’être rationnel qu’il prétend être, il est déterminé par ses pulsions (Introduction à la psychanalyse, 1916-1917). 
  • L’heure n’est plus aux théodicées de la philosophie classique, mais au risque de l’absurde. L’humanité est mise à l’épreuve des camps de la mort, où se manifeste une rationalité démente : comment encore penser Dieu (Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, 1987) et la civilisation (Adorno et Horkheimer, Dialectique de la raison, 1947) ? Comme le dit Ricœur, le mal représente un « défi » à la philosophie comme à la théologie (Lectures, 1991-1994).

MOT CLÉ Du grec théos, « dieu », et dikè, « justice », une théodicée tente de démontrer la rationalité du monde malgré l’existence du mal en invoquant la sagesse de Dieu (comme le fait Leibniz).

II - La crise des fondements

  • Le monde scientifique est agité de découvertes comme celle de la relativité en physique, qui bouscule la représentation traditionnelle de l’espace et du temps.
  • Le développement des géométries non euclidiennes (Riemann, Lobatchevski) fait entrer les mathématiques dans une « crise des fondements » : cette science n’est pas « exacte » parce qu’elle serait indiscutablement vraie, mais parce qu’elle est purement formelle et fondée sur une axiomatique sans rapport avec la réalité extérieure.
  • Dans le sillage de Carnap (La Construction logique du monde, 1928), le positivisme logique du Cercle de Vienne cherche à renouveler le langage de la science en bannissant les abstractions métaphysiques. Il manifeste un besoin de renouveler la rationalité en la rapprochant de l’expérience et du langage ordinaire, comme le préconise Wittgenstein (Investigations philosophiques, 1953).

MOT CLÉ Une axiomatique est un système entièrement formalisé déduit d’un ensemble de termes premiers posés à titre d’hypothèses (axiomes).

III - Le renouveau de la philosophie

1 Un retour aux choses

  • Husserl se saisit de cette crise de la rationalité pour refonder la philosophie sur un nouveau programme : « revenir aux choses elles-mêmes » sera le mot d’ordre de la phénoménologie (Idées directrices pour une phénoménologie, 1913). 
  • Plus radical, son élève Heidegger qualifie la raison d’« ennemi le plus acharné de la pensée » (Holzwege, 1962). En France, Merleau-Ponty conteste l’impérialisme de la rationalité scientifique et rappelle que c’est par notre corps que nous sommes au monde (Phénoménologie de la perception, 1945).

MOT CLÉ La phénoménologie est un mouvement philosophique qui veut décrire l’expérience vécue et la manière dont les choses nous apparaissent.

2 Une rationalité en contexte

  • Des travaux plus récents mettent au jour les impensés de la rationalité classique en la recontextualisant, comme le fait Habermas au sein de la société capitaliste (La technique et la science comme idéologies, 1968). 
  • Dans Les Mots et les choses (1966), Foucault avance la notion d’épistèmè pour désigner la configuration, toujours particulière à une époque, dans laquelle s’ordonnent les sciences. Son Histoire de la folie à l’âge classique (1961) montre notamment comment la conception moderne de la rationalité s’est imposée en excluant ce qui s’opposait à elle.

L’archéologie du savoir

L’archéologie du savoir, telle que la pense Foucault (1926-1984), consiste à montrer sur quel « sol » se développe la rationalité scientifique et philosophique. L’histoire des sciences n’apparaît alors plus comme un progrès continu vers la connaissance des choses, mais comme la succession de différents types de discours construits selon les contraintes mentales propres à leur époque.